« L’importance du fait religieux dans l’entreprise doit être relativisée »

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Malgré la publication par le ministère du Travail d’un guide,  en dépit des préconisations de l’Association nationale des DRH et de  la multiplication des séminaires et colloques sur ce thème, les entreprises se dosent toujours mal outillées pour faire face. Un avocat, François Alambret, Counsel au sein du cabinet Bryan Cave,  et une consultante en stratégie RH,  Céline Bendavid, associée du cabinet HR Move Conseil éclairent le débat.

 

Les employeurs et les salariés semblent de plus en plus confrontés au fait religieux dans l’entreprise. Cela se vérifie-t-il ?

François Alambret : D’un point de vue judiciaire, on observe une augmentation des contentieux relatifs à des revendications religieuses. L’actualité proche le reflète que ce soit au niveau européen par les deux décisions rendues le 14 mars dernier par la Cour de justice de l’union européenne ou au niveau national par la décision rendue par la chambre sociale de la Cour de cassation le 1er février dernier. Toutefois, si ces décisions interpellent – et à juste titre – par leur portée symbolique, il ne s’agit pas d’un contentieux de masse et de telles affaires restent encore très minoritaires. En 2016, les revendications religieuses constituent une part encore infime des réclamations présentées devant le Défenseur des droits, de l’ordre de 3% bien loin derrière l’état de santé, l’origine,  le handicap ou l’appartenance syndicale.

 

Céline Bendavid : Sur le terrain, cette irruption du religieux revêt des formes très hétérogènes et d’impact différent. Une étude réalisée auprès de 1 405 salariés en septembre 2016 par l’Institut Randstat et l’Observatoire du fait religieux en entreprise regroupe les faits observés en deux catégories : d’une part les demandes et pratiques individuelles – port du voile, demande d’absences, demandes d’aménagement du temps de travail ou prières pendant les pauses-, et, d’autre part des faits de nature plus perturbatrice comme le refus d’effectuer certaines tâches, qui plus est sous les ordres d’une femme, la demande de travailler avec des coreligionnaires ou le prosélytisme. Ces pratiques ou demandes de nature fort différentes appellent des réactions tout aussi différenciées ; la difficulté réside justement dans la définition d’une réponse appropriée.

 

Par ailleurs, ces expressions sont morcelées et touchent fort différemment les entreprises en fonction de leur implantation géographique, de leur population salariale et de la nature de leurs activités.

 

Existe-t-il un cadre juridique pour réguler ce phénomène et, le cas échéant, celui-ci est-il suffisant ?

François Alambret  : Le cadre juridique existe mais il peine à s’adapter à des situations aussi diverses et il ne peut, en tout état de cause, régler tous les conflits. Sur un plan individuel, les salariés sont protégés par la reconnaissance de la liberté religieuse et l’interdiction subséquente de toute discrimination à ce sujet. Cette protection découle à la fois des textes internes : du Préambule de la constitution du 27 octobre 1946 et du 4 octobre 1958, des articles L.1121-1 et L.1321-3 du code du travail,  mais également des textes européens dont la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, la directive 2000/78 sur l’égalité de traitement du 27 novembre 2000,  et de textes internationaux comme la Déclaration universelle des droits de l’homme, convention et pacte des nations unies.

 

Sur un plan collectif, l’employeur est le garant de l’organisation de l’entreprise. Le droit positif lui reconnait un  pouvoir de direction  de celle-ci qui peut d’ailleurs se muer en un pouvoir disciplinaire s’il faut faire cesser un trouble objectif à son bon fonctionnement. Ce pouvoir disciplinaire est délimité par le règlement intérieur prévu à l’article L.1321-1 du code du travail . L’élaboration de ce document est juridiquement encadré car il doit faire notamment l’objet d’abord d’une consultation des représentants du personnel puis d’une communication à l’inspection du travail.

 

Juridiquement, c’est une position d’équilibre, délicate à trouver, entre d’un côté la liberté individuelle et religieuse et de l’autre le pouvoir de direction collectif de l’employeur. Dès lors que les décisions de l’employeur sont déliées de toute considération subjective et donc de toute discrimination, il n’est pas tenu d’accéder à des revendications religieuses dans l’organisation de la collectivité de travail dont il a la charge. Ainsi, rien ne l’oblige à adapter la visite médicale en fonction des convictions religieuses du salarié ou d’aménager pour de tels motifs des horaires de travail ou des jours de congé, notamment pour des périodes de jeune.

 

L’employeur n’est pas tenu, non plus, à des menus particuliers dans le cadre de la restauration collective ou de mettre à disposition des salles de prière. En revanche, dès lors qu’il accepterait une telle réclamation, le principe de non-discrimination l’obligerait à accepter des revendications similaires pour les autres salariés.

 

Le port de signe religieux dans l’entreprise fait-il l’objet d’un encadrement juridique  particulier ?

François Alambret  : Ce point reste incertain et les réponses juridiques encore balbutiantes. Le Conseil constitutionnel rappelle que la neutralité de l’Etat et de ses agents découle du principe de laïcité, lui-même reconnu par la déclaration des droits de l’homme et du citoyen et par la constitution du 4 octobre 1958 qui dispose que « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». Les entreprises de droit privé et leurs salariés ne sont pas tenues aux mêmes restrictions que l’Etat et ses agents. En témoignent, les entreprises dites de « tendance »  telles que les établissements d’enseignement ou associations caritatives confessionnels, où les convictions religieuses s’y expriment sans réserve.

 

Céline Bendavid : Si l’Etat peut internaliser le principe de laïcité, l’entreprise privée est dans une situation plus complexe vis-à-vis du fait religieux tant sur le plan de la multiplicité des manifestations d’appartenance que des moyens dont elle dispose pour apporter des réponses pragmatiques et opérationnelles avec un impératif d’impartialité.

 

L’employeur peut-il poser une limite à l’expression religieuse de ses salariés, notamment sur le plan vestimentaire ?

François Alambret  : Les réponses juridiques sont toujours partielles car elles sont la recherche d’un point d’équilibre par définition toujours mouvant entre le principe de liberté religieuse et celui de neutralité. Dans l’affaire Baby loup, les magistrats de la Cour de cassation avaient rappelé que des restrictions à la liberté religieuse par l’interdiction du voile étaient possibles mais à la condition qu’elles soient « justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché ». Ils avaient alors souligné que la salariée était en contact d’un public de parents et de jeunes enfants dans le cadre d’une action sociale sans distinction d’opinion politique ou confessionnelle.

 

La loi El-Khomri du du 8 aout 2016 a poursuivi cette recherche de compromis en précisant, par l’article L.1321-2-1 du code du travail, que le règlement intérieur de l’entreprise pouvait inscrire « le principe de neutralité » et restreindre « la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché ». Et c’est toujours dans cette recherche de compromis que la Cour de justice de l’union européenne a consacré la limitation d’expression religieuse des salariés

 

Les magistrats européens ont reconnu qu’une société pouvait prévoir dans un règlement interne une « politique de neutralité politique, philosophique ou religieuse » de ses salariés vis-à-vis de ses clients. A nouveau, le principe de neutralité n’est pas reconnu de façon absolue mais doit être prévu par une règle interne de l’entreprise et être limité aux salariés en contact avec la clientèle. A l’inverse, pour les salariés qui n’exécuteraient par leurs fonctions en contact avec la clientèle, ce principe de neutralité ne leur serait pas applicable.

 

Quelles actions concrètes peut-on envisager ?

Céline Bendavid: Reflet de la société, la question religieuse en entreprise n’est plus taboue mais toutes les parties prenantes (direction, management, représentants du personnel) semblent avancer à tâtons, faute d’avoir par ailleurs des textes sans équivoques sur le sujet. Il faut apporter des réponses aux managers confrontés à des demandes exprimées très diversement. Face à des situations de nature très différente qui impactent également très diversement le pacte social interne, la ou les réponses ne peuvent être que pragmatiques et surtout appropriées. On invoquera en première lecture le guide pratique relatant 39 cas, mais parfois un peu trop simplistes édités par le Ministère du travail. Dès 2010, la RATP avait choisi, par exemple,  la voie du guide pratique décrivant des cas concrets à destination des managers pour les aider à faire face à des situations du quotidien comme les  comportements ostentatoires ou « radicaux » à l’égard de collègues femmes.

 

D’autres sociétés, à l’instar de Sanofi, ont opté pour des formations assez empiriques vis-à-vis de situations délicates : mises en situation, retours d’expériences, témoignages, échanges. Casino a emboîté le pas de la négociation collective avec, entre autre, la création d’un comité de coordination, d’une cellule d’écoute et de médiation pour le traitement des réclamations en vue d’assurer la traçabilité des incidents. On peut également suggérer la création d’un comité paritaire sous la houlette du CHSCT, garant de la neutralité interne et permettant de débattre des situations concrètes qui nécessiteraient la détermination d’une position commune.

 

Un sujet moins tabou mais toujours sensible, des prises en main globalement balbutiantes dans un contexte où le sujet émerge avec une densité et des manifestations très diverses. La situation interpelle tant les directions et les managers que les syndicats qui peinent également à trouver une ligne directrice. Ainsi la CFDT a-t-elle dès 2015 publié un guide très complet juridiquement à l’adresse des militants interpellés sur le terrain. Plus que dans tout autre sujet, il y a matière pour les entreprises à trouver un point d’équilibre constitutif du pacte social interne sous l’étiquette de neutralité avec pour corolaire un dialogue de qualité avec les managers et les organisations syndicales.