« Santé au travail : mort sur ordonnance ». un entretien décapant avec Gabriel Paillereau, président d’EpHYGIE

 

 

Le président d’EpHYGIE, qui intervient auprès des entreprises et des organisations en matière de développement de services, en relation avec la santé et la sécurité au travail ainsi que la Prévention des risques professionnels porte un regard sans concession sur la réforme de la médecine du travail. Cet ex-professeur de sciences économiques et sociales peut difficilement être soupçonné de partialité. Avant de créer EpHYGIE, il avait été délégué général du Cisme, qui fédère quelque 300 Services interentreprises de Santé au travail assurant la surveillance de 14,5 millions de salariés.

 

La mission confiée au député PS de l’Isère Michel Issindou est-elle de nature à apaiser les craintes sur le devenir de la médecine du travail ?

 

Gabriel Paillereau :

Il y a tout juste trois semaines que le Choc de simplification a été présenté à l’Elysée,

provoquant un vif émoi parmi les professionnels de la santé au travail. Un émoi tel qu’il a apparemment contraint les pouvoirs publics à compléter leur copie de façon précipitée sous la forme d’une Mission parlementaire dirigée par Michel Issindou, député de l’Isère.

 

Il fallait manifestement donner au plus vite des gages quant au respect des principes de base de la démocratie sociale, quelque peu bafoués lors de l’élaboration des mesures de

simplification, réalisée au sein d’ateliers participatifs ne comprenant aucun représentant des organisations syndicales de salariés et des médecins du travail.

 

J’avais personnellement douté ouvertement de la « sincérité » de la démarche en précisant dans ma note résumée sur la simplification : « Il semble que ce message ait été entendu par les Pouvoirs Publics puisque Thierry Mandon, Secrétaire d’Etat à la Réforme de l’État et à la Simplification, vient d’annoncer la mise en place d’une mission parlementaire sur l’« Aptitude et la médecine du travail » à la demande des ministres du Travail et de la Santé, François Rebsamen et Marisol Touraine.

 

 

La démarche procède néanmoins d’une volonté de simplification qui peur présenter des avantages ?

 

 

Gabriel Paillereau :

La méfiance reste cependant de mise : d’une part, le cadre fixé dans la lettre de mission ministérielle est en effet suffisamment large pour n’exclure aucune solution, fût-elle mortifère pour le système ; d’autre part, l’« enthousiasme » que la Simplification suscite chez certains est tel qu’ils auront peut- être du mal à renoncer à leur souhait (inavoué) de remettre en cause l’existence de la Santé au travail. »

 Une méfiance manifestement partagée par les organisations syndicales représentatives des médecins du travail, qui, par un communiqué commun, ont convié les journalistes à une conférence de presse pour expliquer les raisons de leur opposition au projet du gouvernement. Ce communiqué a été signé par cinq d’entre elles ; seule la CFDT ne s’y est pas associée.

J’avais déjà la nette impression, compte tenu de l’embarras de Thierry Mandon, secrétaire d’Etat à la Réforme de l’État et à la Simplification, face au questionnement dont il faisait l’objet, que la mission parlementaire n’avait été mise en place que pour occuper le terrain, voire « amuser la galerie ». Je ne m’étais pas trompé sur le fond. J’avais simplement sous-estimé, si tant est que ce fût possible, l’ampleur des menaces pesant sur la Santé au travail en général et les Services de Santé au travail en particulier.

 

Les mesures de simplification concernant la médecine du travail à l’origine de la « mission Issindou » ne sont en réalité que la partie émergée de l’iceberg. Comme toujours, l’essentiel se situe dans la partie immergée, en l’occurrence dans le « Dispositif de contrôle de l’application du droit du travail » inséré dans le Chapitre II (Droit du travail) du Titre III (Travailler) du « Projet de loi pour la croissance et l’activité » élaboré par… le Ministère de l’Economie, de l’Industrie et du Numérique, objet du point 2 de l’ordre du jour de la réunion de la Commission générale du COCT prévue le vendredi 28 novembre prochain. 

On relèvera au passage que l’avenir de la Santé au travail dépend désormais de choix du Ministère de l’Économie et que le « véritable » Ministre « de tutelle » des services de santé au travail n’est pas François Rebsamen mais bel et bien Emmanuel Macron.

 

Peut-on s’attendre à des aménagements ou à des améliorations du COCT qui prochainement va se pencher sur le texte ?

 

 Gabriel Paillereau :

L’un des trois articles proposés à la réflexion du COCT (art. 90) vise directement la Médecine du travail en des termes d’autant plus inquiétants qu’ils ne laissent planer aucun doute sur les intentions du Ministre : « Dans les conditions prévues à l’article 38 de la Constitution, le Gouvernement est autorisé à prendre par ordonnance, dans un délai de douze mois à compter de la publication de la présente loi, les mesures relevant du domaine de la loi relatives à la constatation de l’inaptitude médicale et à ses conséquences au regard du salarié et de l’employeur, ainsi qu’au regard de l’organisation des services de santé au travail et des missions des personnels concourant à ces services, notamment celles des médecins du travail en vue de déterminer des priorités d’intervention au bénéfice d’une application plus effective du droit du travail dans les entreprises. »

 Traduit en termes simples, cet article signifie que la réforme de la Santé au travail5 se fera demain par ordonnance, c’est-à-dire en dehors des voies parlementaires habituelles. Dans la mesure où, à travers « les mesures relevant du domaine de la loi relatives à la constatation de l’inaptitude médicale », ce sont notamment « l’organisation des services de santé au travail » et « les missions des personnels concourant à ces services, notamment celles des médecins du travail » qui peuvent être visées, comment ne pas imaginer que la simplification aille beaucoup plus loin que ce qui a été annoncé officiellement à ce jour ? Ainsi, à titre d’exemple, ne peut-on craindre la remise en cause de l’évaluation a priori des risques professionnels dans les PME et TPE (le Document Unique), si d’aventure il venait à l’esprit du Ministère de l’Economie de la proposer, suivant en cela une recommandation européenne heureusement non suivie d’effet… pour le moment ? Mais jusqu’à quand ?

 

Doit-on redouter une course à la simplification «  à l’européenne », comme EpHYGIEe l’avais évoqué dans de précédents articles publiés sur son site ?

 

Gabriel Paillereau :

La Santé et la Sécurité au travail parmi les fardeaux qui pèsent sur les PME et TPE, selon Bruxelles . La santé/sécurité au travail dans la loi du 22 mars 2012 relative à la simplification du droit et à l’allégement des démarches administratives : les Gremlins passent à l’attaque .  Santé au travail : l’allègement des charges des PME vu par la Commission européenne A l’européenne ? Ou à l’anglo-saxonne ? Tout se passe comme si, pour nos « Maîtres ès simplification », le système français devait disparaître au plus vite tant il est dépassé, coûteux, inefficient… Rien à voir avec le système anglais, allemand, américain ou néerlandais ! « En voilà des qui ont tout compris, eux ». Pas comme nos soi-disant spécialistes français, attachés à un système obsolète, par corporatisme, ringardise et refus du changement, cela va de soi…

 Comme il va de soi, naturellement, que le système issu de la simplification, allégé autant qu’il sera possible de le faire, présentera tous les avantages : simplicité, faible coût, efficacité. On comprend mieux les « mille bravos » répétés avec gourmandise par le président du Medef à l’antenne d’une chaîne d’information en continu, le jour de la présentation des 50 nouvelles mesures de simplification.

Compte tenu de l’extrême urgence (apparente) de l’adoption de ces mesures, on pourrait croire qu’elles reposent sur une étude prospective approfondie de la Santé au travail, complète et rigoureuse, garantie de la réalisation de progrès significatifs en matière de Santé au travail et de prévention des risques professionnels. Or, j’ai beau avoir lu, lire et relire encore une foule de documents sur la Santé au travail, je n’y ai trouvé et n’y trouve trace d’aucune « vision » de ce type ni d’aucun argumentaire permettant d’étayer « l’amorce de l’ébauche d’un début de preuve » que la simplification en médecine du travail puisse être synonyme de progrès pour la Santé au travail. La raison en est simple : ses promoteurs n’en attendent rien de tel !

 La justification des mesures envisagées est en effet d’ordre essentiellement (pour ne pas dire purement) économique. Économie pour ce qui est du ministère en charge du dossier, en lieu et place du Ministère du travail, on l’a vu. Économies pour les entreprises concernées, certaines l’espèrent. Bienfaits économiques pour d’autres structures, elles en rêvent…

La recherche d’une meilleure Santé au travail cesse d’être une valeur puisqu’on ne la considère plus que comme une charge. Une charge dont on se débarrasse pour la transformer en marchandise et… en faire un marché. Un marché particulièrement attractif qui représente plusieurs milliards d’euros, à portée de main pour de nouveaux opérateurs, nullement désintéressés, qu’il s’agisse de Compagnies d’Assurances et de certaines mutuelles ou des organismes spécialisés dans la certification, les normes, procédures et autres processus…

 

 Comment voyez-vous le rôle des médecins du travail dans le paysage qui se dessine ?

 

 

Gabriel Paillereau :

Nul besoin de Médecins du travail dans cette approche « new-look » de la Santé au travail qui nous est promise, puisque l’approche « individualisée » de la Santé par un Médecin du travail spécialiste, réputée inutile dans la plupart des cas, devrait céder la place à une approche « collective », « technique » et « organisationnelle », considérée comme nettement plus pertinente.

 Mais où diable se trouve l’analyse coût/avantage qui pourrait aider à porter un jugement sur le choix de la « simplification » dans des domaines qui, du fait de leur complexité, ne s’y prêtent pas ? On ne la trouvera pas, car, à ma connaissance, elle n’existe pas.

Si l’on comprend parfaitement les « bénéfices économiques » du changement de cap décidé par les Pouvoirs publics, en partenariat avec (et au profit de ?) divers groupes de pression, directement « intéressés au » succès de l’opération, rien n’est dit en revanche sur d’éventuels « bénéfices sanitaires ». Constat similaire pour les « coûts économiques » et les « coûts sanitaires », (sciemment ?) maintenus en dehors des écrans radar : il est pourtant facile de constater qu’ils risquent d’être considérables à brève échéance pour les salariés et pour les entreprises, pour les professionnels et pour les Services de Santé au travail, ainsi que pour la société dans son ensemble.

N’assiste-t-on pas simultanément à ce qui ressemble fort à la fois à une mise à mort et à un suicide collectif7 dont la responsabilité incombe paradoxalement aux organisations censées les représenter, les défendre et les aider à fonctionner ?

 On pourra se reporter à l’article publié sur le site d’epHYGIE : santé au travail : nous ne sommes pas tous des lemmings !  Organisations qui ont parfois joué aux apprentis sorciers. On peut évidemment continuer à vanter les mérites de la QVT, de la « Zen attitude » et de toutes les « innovations » permettant d’atténuer la face sombre des relations travail/santé, et, partant, de sous-estimer la nécessité d’une prévention médicale des risques professionnels, mais le « marketing » qui les accompagne ne suffit pas à masquer l’insupportable régression (apparemment programmée) du système, due à la volonté (et à la faute) d’une poignée de personnes aux yeux desquelles la Santé au travail ne serait qu’une séquelle d’un système révolu, situé aux antipodes de leur propre vision de la Santé/Sécurité au travail, technocratique et déshumanisée.

 De la simplification en médecine du travail, née en partie de l’obstination de certains, depuis des années, à ne présenter la santé au travail qu’à travers le prisme de la formalité impossible, on est donc passé à la mort sur ordonnance, transformée sur le champ en simple formalité…

 

 Copyright epHYGIE 27 novembre 2014

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