L’institution de barèmes obligatoires pour les indemnités prud’homales irrite les syndicats de magistrats et une partie des avocats. Leurs arguments sont suivis et consignés par des organisations syndicales, prêtes à engager des recours judiciaires après l’étape des manifestations de rue. La bataille s’annonce devant les juridictions nationales et les instances internationales.
Le Premier ministre, Édouard Philippe, est catégorique: le contenu des ordonnances dévoilées le 31 août dernier ne sera remanié qu’à la marge. Le gouvernement ne reculera pas face aux manifestations qu’organisent la CGT, SUD et la FSU, le 12 septembre.
Pourtant, les professionnels du droit mettent en garde contre des failles du dispositif. Cela concerne en particulier les barèmes d’indemnisation en cas de rupture du contrat du contrat de travail sans cause réelle ni sérieuse. L’Union syndicale des magistrats (USM), principale formation syndicale, “déplore que le projet de réforme fixe désormais des barèmes obligatoires avec des planchers et des plafonds, sans possibilité de majoration. La réparation du préjudice consécutif à un licenciement abusif se trouve ainsi tarifée en tenant compte d’un seul et unique critère : l’ancienneté du salarié”.
Porte ouverte à la justice automatique
Pour l’USM présidée par Virginie Duval, c’est un coup porté à l’un des grands principes du droit de la responsabilité civile: la réparation intégrale. Elle y voit même “une atteinte inédite et particulièrement grave à l’office du juge, limitant de manière drastique l’individualisation des décisions de justice pour réparer complètement la perte injustifiée d’emploi”. Dans cette logique, analysent ces magistrats, rien n’empêchera d’instituer à l’avenir des barèmes pour l’escroquerie, les accidents de la circulation, ou toute autre forme de dommage. Bref, c’est la porte ouverte à la justice en mode automatique, chacun pouvant mesurer par anticipation le prix exact à payer pour un délit.
Mais qui accepterait par exemple qu’en matière d’accident de la circulation les victimes soient limitées dans leur droit à réparation? interroge le Syndicat de la magistrature (SM), également braqué contre cette disposition. “Il est évident que chaque licenciement est différent et que le préjudice qui en résulte ne peut être uniformisé”. De là en conclure que les barèmes vont permettre à des employeurs peu scrupuleux de “violer les règles et de voir leur responsabilité limitée au détriment des salariés”, il n’y a qu’un pas que le Syndicat piloté par le tandem Clarisse Taron (présidente) et Laurence Blisson (secrétaire générale), franchit. Ces critiques sont suivies de près par les services juridiques de la CGT et de SUD qui planchent sur une éventuelle phase procédurière, après les manifestations de rue. Ils comptent jouer cette partition devant les juridictions nationales et internationales.
Même en cas de discrimination ou de harcèlement, la réparation est minorée. Le salarié licencié peut prétendre à une indemnité ne pouvant être inférieure à six mois de salaire, contre douze mois auparavant.
Des actions contre la précédente loi travail
Tout cela alors que des recours engagés contre la précédente loi du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels restent d’actualité. La question prioritaire de constitutionnalité (QPC) déposée par FO concernant l’article 8 a été jugée recevable en juin dernier, et l’appréciation du Conseil constitutionnel est attendue ces jours-ci.
Par ailleurs, bravant l’état-major de la confédération, 24 syndicats CGT dont ceux de Goodyear Amiens Nord, de Marks & Spencer région parisienne, de Faurecia Méru, du CHRU de Lille, de Randstad France et d’Alstom Transport, épaulés par l’avocat Fiodor Rilov, maintiennent leur démarche visant à faire invalider en partie la loi El Khomri par voie judiciaire. Ils s’apprêtent à engager une démarche similaire à l’encontre des ordonnances. Les experts leur soufflent un angle d’attaque: “faire échec à une discussion sur le motif d’un licenciement est contraire aux articles 8 et 9 de la Convention N° 158 de l’Organisation internationale du travail qui garantissent le droit du salarié à ce que le juge puisse examiner les motifs invoqués pour justifier le licenciement et décider si celui-ci était justifié”, expose l’un d’entre eux.
Parmi les avocats, les avis sont partagés. Radical, le Syndicat des avocats de France (SAF) considère que les ordonnances exonèrent les employeurs qui licencient injustement de leur responsabilité. “C’est nier au salarié le droit de tout citoyen d’obtenir en justice la réparation intégrale de son préjudice”, tonne le porte-parole, Judith Krivine.
Faisant une analyse divergente, Isabelle Ayache-Revah, associée chez Raphaël Avocats tempère: “Ces barèmes sont limités à l’indemnisation d’un licenciement dépourvu cause réelle et sérieuse”. Elle rappelle par ailleurs que l’ordonnance exclut leur application en cas de licenciement nul, notamment en cas de discrimination, harcèlement ou de violation d’une liberté fondamentale. D’autres ténors de la profession, sans focaliser sur les barèmes, trouvent le projet gouvernemental globalement équilibré. Joël Grangé, associé du cabinet Flichy Grangé ne voit “rien qui bouleverse le droit social”, estimant que “supprimer les pièges pour les employeurs, ce n’est pas réduire le droit”. De même, le syndicat d’avocats d’entreprises en droit social, Avosial, se satisfait avant tout des “modifications qui amélioreront considérablement l’attractivité de la France”.