De la Schtroumpfette à la falaise de verre : les nominations de Sophie Binet et Marylise Léon sont-elles pas en avant ?

On les appelle « pionnières », et l’on s’étonne qu’il y ait encore en 2023 des « 1éres femmes à » prendre des fonctions jusqu’alors occupées par des hommes. Ainsi, Sophie Binet a elle été la 1ère femme élue en mars 2023 à la tête de la CGT. Marylise Léon, qui succède  à Laurent Berger le 21 juin 2023 sera la 2ème en 60 ans pour la CFDT. Tout comme Dominique Carlac’h serait peut-être la 2ème dirigeante du MEDEF. Pour l’expliquer, il faut rappeler l’histoire du syndicalisme, longtemps resté méfiant face à un féminisme concurrent, contrariant la grille de lecture de la lutte de classe. Il faut évoquer aussi les effets de structure de l’emploi des femmes. Surreprésentées dans des métiers et secteurs moins impliqués dans les rapports de force sociaux, surexposées dans les angles morts de la défense des droits des travailleurs… Bref, les opportunités de faire dépasser leur tête ont manqué.

 

Reste que l’on pourrait se trouver cet été dans une situation inédite : deux femmes à la tête des plus grosses centrales syndicales et une femme à celles de la première organisation patronale. Cet alignement est intéressant en ce qu’il est une rupture avec la malédiction de la Schtroumpfette. C’est l’essayiste Katha Politt qui, en 1991, a proposé cette image pour dire l’hypocrisie et l’inefficacité de la « femme d’exception ». Car seule femme dans un monde masculin, la Schtroumpfette n’est vouée qu’à performer ou contre-performer son genre. Et ce sans avoir jamais la possibilité d’exister autrement que comme « une femme qui dirige » (et non une dirigeante comme un autre).

 

Ce syndrome n’a qu’un antidote : multiplier le nombre de femmes en responsabilité pour diversifier et banaliser les figurations de la féminité. Ainsi, sous réserve que Carlac’h soit élue patronne des patrons, on peut s’attendre à ce que cet effet de banalisation s’installe.

 

Néanmoins ce n’est pas parce que la féminisation se banalise que les conditions avec lesquelles ces femmes accèdent au pouvoir sont dépourvus de pièges. Et le concept de falaise de verre est l’un d’entre eux. Issue des recherches de Michelle Ryan & Alexander Haslam en 2005, la falaise de verre décrit le fait que les nominations de femmes à la tête d’organisation se font quand ces organisations sont en difficultés. Ainsi, quand le bateau prend l’eau, il y a moins de compétition entre hommes pour en devenir le capitaine. Voire une certaine promptitude mâtinée de pensée magique à supporter en dernier recours la solution d’une femme à la barre. Cet effet est à surveiller de près dans les nominations de femmes.

 

Pour cette raison, nous avons souhaité analyser la santé des organisations en question. Mal aimés depuis des décennies, contournés par les Gilets jaunes, les syndicats ont retrouvé un bon niveau de popularité tant en termes d’adhésions que de mobilisation pendant les manifestations. C’est une des bonnes conditions réunies pour épargner à Binet et Léon la falaise de verre.

 

Dans tout environnement marqué par les rapports de pouvoir, il faut s’attendre à des contextes complexes d’accès aux premières places. Mais contre toute attente, le dernier congrès de la CGT qui voyait deux femmes en lice avant que ce ne soit une troisième, Sophie Binet, qui remporte le match, les contestations de la légitimité et des compétences ont évité la coloration sexiste. Pour Marylise Léon, présentée comme un choix de continuité, l’État-major de la CFDT à communiquer sur sa légitimité. Le tableau est moins net au MEDEF où le duel Martin-Carlac’h se scénarise comme un choc des styles. Pour lui, l’expérience, l’autorité et la défense des fondamentaux de la croissance ; pour elle, la modernité, le sens de l’influence et la pensée qu’une autre performance est possible.

 

Troisième élément pour analyser la sincérité des progrès de la parité dans les organisations syndicales (et peut-être patronale) : la qualité des dossiers, qui inscrit ou non un mandat dans l’histoire. Ce n’est pas la même chose d’être nommé patron ou patronne quand il y a surtout des affaires courantes à gérer et peu de transitions à mener et quand il y a de grands chantiers structurants à conduire.

 

 L’agenda est propice à l’expression des compétences, de l’habileté et de la vision des acteurs de premier plan du dialogue social : en sus de la réforme des retraites sur laquelle les partenaires sociaux n’ont probablement pas dit leur dernier mot, devrait arriver début 2024 un projet de loi travail qui entraînera de nécessaires débats lors desquels on devrait entendre fortement la voix des « numéros une » des syndicats.

 

Il sera alors intéressant d’observer si la « féminisation » de la tête des organisations syndicales produit les mêmes effets que ceux induits par la loi Copé-Zimmermann promulguée en 2011. La dynamique de parité dans les conseils d’administration des grandes entreprises s’est ainsi accompagnée d’un rajeunissement de ces instances. Elle est aussi allée de pair avec une diversification des profils, tant sur le plan de l’interculturel et que sur celui des parcours. Elle est encore corrélée à une meilleure place dans les espaces de la décision stratégique à l’innovation et a enfin créé un appel d’air pour l’ambition des femmes à tous les échelons des entreprises.

 

Sans que l’on puisse parler de ruissellement de la culture de la mixité il faut donc signaler une meilleure prise en compte de l’égalité professionnelle depuis que les dirigeants sont aussi des dirigeantes. Les grands syndicats français verront-ils de semblables mouvements s’opérer en leur sein ? Dans ce cas, la grande avancée de la parité dans les syndicats s’inscrira dans un mouvement plus global de progrès de la diversité dans le monde du travail et dans la société.

 

 

Marie Donzel et Clémentine Buisson, expertes en innovation sociale du cabinet AlterNego