Télétravail : questions réponses sur le piège des comportements addictifs et comment les éviter

 Avec le développement du télétravail ces 3 dernières années, les entreprises et praticiens du droit sont confrontés à de nouvelles problématiques : contrôle du temps de travail, surveillance des salariés, prise en charge des frais liés au télétravail… Par ailleurs, hors du contrôle visuel de l’employeur ou des collègues, les salariés sont-ils davantage à risque face à des comportements addictifs tels que l’alcool, la drogue ou encore les jeux vidéo ? Quelles sont les marges de manœuvre de l’employeur et sa responsabilité éventuelle ?  Le point avec Emilie Meridjen, associée en droit du travail chez Sekri Valentin Zerrouk

 

   Existe-t-il lien entre le télétravail et les pratiques addictives ?

Selon le baromètre annuel télétravail et organisations hybrides 2022 publié en février 2022 par Malakoff Humanis, 38% des salariés du secteur privé télétravaillaient à la fin 2021.  La moitié d’entre eux se trouvaient à distance environ 2 jours par semaine.

 

Si la position des managers et des salariés peut différer face au télétravail, ils se rejoignent sur le constat qu’il existe des difficultés à maintenir le lien collectif. Le télétravail ne favorise pas les échanges entre collègues et avec les managers. Le risque est donc la perte de lien social et l’isolement des salariés qui pratiquent le télétravail.

 

De plus, une étude réalisée en 2020 par Odoxa révèle que le télétravail accroît les pratiques addictives. Les consommations d’alcool, de tabac, de produits stupéfiants et l’utilisation des écrans sont particulièrement visées. Cette étude met en avant les attentes des salariés concernant le rôle du manager en matière d’accompagnement et de détection de pratiques addictives. En effet, face aux risques d’addictions accrus liés au télétravail, les Français sont convaincus que les managers doivent redoubler de vigilance (79%) alors même que la détection est plus difficile (80%).

 

   Comment prévenir les addictions en télétravail ?

L’article L.4121.1 du Code du travail prévoit une obligation générale de sécurité à la charge de l’employeur. Cette obligation renvoie notamment à des actions de prévention des risques professionnels, des actions d’information et de formation.

L’ANI (Accord National Interprofessionnel) du 26 novembre 2020 visant à une mise en œuvre réussie du télétravail, reconnaît un besoin spécifique de prévention en matière de télétravail : « le télétravail est une modalité d’organisation du travail qui peut faire l’objet d’une évaluation des risques professionnels adaptée. Cette évaluation des risques peut notamment intégrer les risques liés à l’éloignement du salarié de la communauté de travail et à la régulation de l’usage des outils numériques » (article 3.4.2).

 

Les leviers de prévention ne sont pas précisés par l’accord. Si l’obligation de prévention pèse sur l’employeur, il est nécessaire d’intégrer les partenaires sociaux dans cette réflexion afin de multiplier les outils de prévention. A titre d’exemple, les dispositions spécifiques à la prise en compte des risques professionnels spécifiques au télétravail peuvent figurer dans les documents suivants :      DUERP ;     Règlement intérieur ;  accord collectif de mise en place du télétravail ; charte de télétravail 

 

Outre l’information des salariés, des campagnes de sensibilisation et des formations peuvent être mises en place. Le rythme de télétravail peut également être revu avec les managers. L’ANI du 26 novembre 2020 insiste sur le rôle du manager : « le salarié en télétravail doit pouvoir alerter son manager de son éventuel sentiment d’isolement, afin que ce dernier puisse proposer des solutions pour y remédier. À cet égard, il peut notamment être utile de mettre à disposition des salariés en télétravail les coordonnées des services en charge des ressources humaines dans l’entreprise, des services de santé au travail, etc. » (article 5.2).

 

Afin de prévenir l’isolement du salarié en télétravail, la mise en place d’un référent et l’assurance de rencontrer régulièrement sa hiérarchie ainsi que ses collègues sont souhaitables (article 9).  Les salariés en télétravail peuvent également avoir à disposition les contacts pertinents comme les numéros verts ou les contacts d’urgence (article 4.3.5).

 

Enfin, l’article L.4122-1 du Code du travail prévoit une obligation de sécurité à la charge du salarié. La pratique du télétravail ne dispense pas le salarié de cette obligation. Il est tenu de se protéger et de respecter les règles fixées par l’employeur en matière de santé et de sécurité.

 

 

   Que faire contre la consommation d’alcool, plus répandue ?  

Le Code du travail encadre strictement la consommation d’alcool sur le lieu de travail. L’article R.4228.20 interdit la consommation de boissons alcoolisées sur le lieu de travail à l’exception du vin, de la bière, du cidre et du poiré. Le règlement intérieur peut, sous réserve qu’elle soit proportionnée au but recherché, prévoir une interdiction générale et absolue lorsqu’un impératif de sécurité le justifie (CE, 12 nov. 2012, no 349365). Par ailleurs, le salarié qui entre et séjourne sur le lieu de travail en état d’ivresse encourt des sanctions pénales (article R.4228.21).

 

A ce titre, la question du contrôle de l’alcoolémie des salariés s’est posée. Le recours à l’éthylotest doit être encadré par le règlement intérieur et ne peut être prévu en toute circonstance. Le Conseil d’Etat et la Cour de cassation retiennent l’idée de mise en danger, de création de danger en raison d’un état d’ébriété apparent ou non selon ce que prévoit la clause du règlement intérieur (CE 1-2-1980 n° 6361, 2e s.-s., Sté Peintures Corona : Lebon p. 59. ; Cass. soc. 2-7-2014 n° 13-13.757  Sté ND Norbert Dentressangle Logistics c/ Z. : .). Le contrôle d’alcoolémie, doit donc concerner certains salariés, être effectué en principe sur le lieu de travail et être justifié par des circonstances particulières.

 

Le règlement intérieur peut prévoir des contrôles aléatoires de consommation de substances stupéfiantes pour les seuls postes dits « hypersensibles drogue et alcool » et pour lesquels l’emprise de la drogue constitue un danger particulièrement élevé pour le salarié ou pour les tiers ; ce contrôle peut être effectué par le supérieur hiérarchique, qui doit respecter le secret professionnel sur ses résultats (CE 5 déc. 2016, n° 394178). La Cour de cassation juge que les dispositions d’un règlement intérieur permettant d’établir sur le lieu de travail l’état d’ébriété d’un salarié en recourant à un contrôle de son alcoolémie sont licites à la condition que la contestation soit possible et qu’il y ait une exposition à un danger constitutive d’une faute grave.  Cass. soc. 22-5-2002 n° 99-45.878 (n° 1788 FS-PB), Sté Piani c/ V. :  RJS 11/02 n° 1233, Bull. civ. V n° 176).

 

Qu’en est-il télétravail ? Comment l’employeur peut-il contrôler que le salarié respecte bien l’interdiction de consommation d’alcool alors qu’il est à son domicile, à l’abri des regards. Comment par ailleurs protéger le salarié qui sombrerait progressivement dans l’addiction en raison de l’isolement social ?

La vigilance des managers et la multiplication des actions de sensibilisation s’imposent. Quant à la possibilité de réaliser un éthylotest au domicile du salarié, l’état du droit n’y est pas propice. Rappelons en effet qu’afin de vérifier la bonne application des dispositions applicables en matière de santé et de sécurité au travail, l’employeur, les représentants du personnel compétents en matière d’hygiène et de sécurité et les autorités administratives compétentes peuvent demander au télétravailleur de visiter le lieu réservé au télétravail. C’est ce que précise l’Ani (ANI 19 juill. 2005, art. 8). Cette mesure n’a pas été reprise par l’Ani du 26 novembre 2020. Mais attention : cet accès au domicile privé est subordonné à l’accord de l’intéressé. Il est donc par exemple impossible, suite à une visioconférence au cours de laquelle un salarié est visiblement en état d’ébriété, de se présenter à son domicile pour en faire le constat.

 

Par Emilie Meridjen, associée en droit du travail chez Sekri Valentin Zerrouk